Dans l'Église, on se soigne !

Par Alexandre Sarranle 24 mai 2015

L’Église protestante unie de France a pris une décision très remarquée le weekend dernier lors de son synode national, en autorisant, à une très large majorité, la bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe. Le texte intégral de la décision est assez long, et il commence par cette question :

« Comment accompagner nos contemporains au plus près de leurs existences, dans leurs joies et dans leurs peines, dans les chemins qu’ils choisissent et ceux qu’ils subissent, dans leurs alliances et leurs séparations, pour leur permettre d’entendre une bonne nouvelle qui donne sens et saveur à leur vie tout entière ? »

Alors cette question (bien qu’un peu compliquée), si on la prend au pied de la lettre, est une très bonne question. Si vous étiez là pour ma dernière prédication sur l’Évangile selon Matthieu, vous savez qu’en tant que chrétiens, nous devons avoir le souci de l’accueil de tous, notamment des « petits » dans la foi, c’est-à-dire de ceux qui sont souvent les moins considérés.

Oui, il faut « accompagner nos contemporains », en l’occurrence ceux qui s’intéressent à la foi chrétienne, en tenant compte de leurs arrière-plans différents, de leurs situations de vie différentes, de leurs problèmes et de leurs besoins différents. Que les gens soient de droite ou de gauche, savants ou analphabètes, mariés ou divorcés, hétéros ou homos, prostituées ou toxicomanes, pour que ces gens soient accueillis, aimés et édifiés dans l’Église, il ne faut probablement pas leur tomber dessus à bras raccourcis en leur assénant des coups de table de la loi et en cherchant à les assujettir le plus vite possible à une tyrannie impitoyable : celle de la morale chrétienne. « Soyez les bienvenus dans la famille de Dieu ! Voici le code de conduite, et si vous n’êtes pas content, dehors. »

Inversement, faut-il faire mine de tout accepter, faut-il fermer les yeux sur le mal, quitte à ne plus l’appeler « le mal », faut-il bénir (directement ou indirectement) des situations que l’Écriture sainte réprouve, sous prétexte « d’aller chercher la brebis égarée » et de « ne pas être une occasion de chute » pour des gens qui voudraient s’approcher de Dieu ?

Eh bien les disciples de Jésus ont peut-être cette même perplexité à la fin du passage qu’on a vu la dernière fois, où Jésus leur dit, justement, qu’ils doivent surtout faire bon accueil aux gens qui croient en lui, même aux moindres de ces gens, et se garder de les mépriser ou de les repousser. Ah bon ? Et si ces gens, ils font des choses qui sont pas bien ? Ben justement, le problème, c’est que partout où il y a des gens, il y a des choses qui sont pas bien. C’est ce que la Bible appelle le péché. Et dans l’Église, il y a des gens. Et les chrétiens sont des gens. Et donc la question, au fond, c’est la suivante : est-ce qu’il y a une spécificité chrétienne aux relations entre des pécheurs, qui fait que l’Église va quand même incarner la détermination de Dieu à accueillir et à « sauver ce qui est perdu », mais sans pour autant appeler bien ce qui est mal ? Eh bien la réponse de ce texte, c’est la suivante : Quand on est dans l’Église, on n’arrête pas pour autant de faire le mal ; mais au moins, on se soigne.

L’Église et le péché (v. 15-20)

Premièrement, ce texte nous apprend (v. 15-20) que dans l’Église, on doit être sensible à la réalité du péché. Aux v. 15-17, Jésus explique à ses disciples une sorte de procédure à suivre quand on voit qu’un frère, c’est-à-dire un autre chrétien, a péché. Ce que Jésus veut souligner, dans cette procédure, c’est le caractère prévenant, patient et magnanime de la démarche. On ne va pas tout de suite prendre des mesures radicales contre cette personne. On va d’abord lui parler seul-à-seul (c’est-à-dire le témoin de son péché, qui bien souvent en est aussi l’objet ou la victime), pour ne pas le mettre sur la sellette, pour préserver son honneur. Si ça ne règle pas l’affaire, on y retourne avec une ou deux personnes. Si c’est toujours pas réglé, on présente l’affaire à l’Église, sous-entendu aux personnes responsables de l’Église qui peuvent, enfin, en dernier recours, exclure cette personne de la communauté des fidèles.

Ensuite, aux v. 18-20, Jésus ajoute quelques remarques qui sont destinées à montrer que l’Église, justement, a un rôle important dans l’exhortation, ou dans l’admonestation, voire dans la correction des chrétiens. En fait, lorsque l’Église assume ce rôle, en respectant les règles de prévenance, de patience et de magnanimité que Jésus établit ici, eh bien c’est Dieu lui-même qui est en train d’agir. L’Église, corps de Christ, en se préoccupant correctement du péché de ses membres, est comme l’instrument de Dieu pour faire une vraie différence dans la vie des chrétiens. Ce passage nous apprend donc, premièrement, que dans l’Église, on doit être sensible à la réalité du péché. Que ce soit au niveau des membres de l’Église ou au niveau des responsables, on ne doit pas faire comme si le péché n’existait pas ; on doit au contraire s’en préoccuper selon les règles que Jésus établit ici, des règles qui ne sont pas destinées à faire du mal aux gens, mais au contraire à leur faire du bien !

Le problème, c’est que de plus en plus dans notre société, on refuse de dire que certaines choses sont mal. Et dans l’Église aussi, on a tendance à reculer devant la pression de la société. Et donc si un péché devient de plus en plus répandu, il y a une solution très pratique pour régler le problème : on n’a qu’à dire que c’est pas un péché.

C’est un peu comme en 1986, quand il y a eu l’accident nucléaire de Tchernobyl : comment faire face à un nuage radioactif qui va passer au-dessus de la France ? Ben on n’a qu’à dire qu’il n’est pas dangereux, ce nuage, ou bien qu’il n’existe pas ! Le problème est réglé ! Mais dans l’Église, on est tenté de faire la même chose, parfois. On a peur de provoquer des remous, on a peur de repousser les gens ou de les mettre en colère, on a peur de se couper de la société et d’être mal vu. On a peur de perdre des amis. On a peur que l’Église paraisse repoussante. Et donc on ferme les yeux, on évite le sujet, ou on change la définition de ce qui est bien et de ce qui est mal. Mais Jésus, ici, ne nous laisse pas le choix. Dans l’Église, on doit être sensible à la réalité du péché. Et l’Église a un rôle par rapport à cette réalité, une réalité qui est présente dans notre vie à chacun.

Ce rôle de l’Église, on l’appelle généralement : « la discipline ecclésiale, ou ecclésiastique ». C’est l’idée selon laquelle les chrétiens ensemble sont responsables (à titre individuel mais aussi au niveau de l’autorité de l’Église) de se préoccuper du péché dans la vie des croyants. La Confession de foi belge (1561) souligne l’importance de cette responsabilité, en affirmant :

« Les marques pour connaître la vraie Église sont telles : Si l'Église use de la pure prédication de l'Évangile ; si elle use de la pure administration des sacrements, comme Christ les a ordonnés ; si la discipline ecclésiastique est en usage pour corriger les vices. » (art. 29)

Et j’aime beaucoup cette citation de Calvin qui dit que la discipline de l’Église existe « pour tenir la main à la doctrine, pour qu’elle ne soit point oisive » (c’est-à-dire pour qu’elle soit efficace et porte du fruit, IRC, livre iv, ch. 12, § 1).

Alors bien sûr, comme le aussi dit l’Écriture, « l’amour couvre une multitude de péchés » (1 Pi 4.8), et donc il n’est pas de notre responsabilité de sauter sur nos frères à la moindre suspicion de péché. « Voilà, mon frère, je viens te voir conformément aux instructions de Jésus, pour te faire remarquer que tu n’as pas mis ton clignotant quand tu es sorti de ta place de parking après le culte la semaine dernière ». Ou bien encore : « Dis, j’ai vraiment pas apprécié le fait que tu mettes trois points de suspension à la fin de ton commentaire sur mon statut Facebook. Je suis sûr que tu sous-entendais quelque chose de pas bien ».

Non, l’idée c’est tout simplement que le péché dans la vie des croyants est une réalité, et que l’Église, la communauté des fidèles, existe notamment pour nous aider à nous soigner. Que ce soit sous l’effet de l’enseignement de l’Église, que ce soit par l’exhortation privée et mutuelle qui permet très souvent de dissiper des malentendus, que ce soit sous la réprimande fraternelle, patiente, magnanime de nos frères dans la foi, ou que ce soit, en dernier recours, sous la correction officielle, solennelle, de l’Église, exercée par ses responsables, à savoir ceux qu’on appelle les « anciens ». Le péché est une réalité, et il faut y être sensible, parce que si on néglige cette réalité, on va en négliger nécessairement une deuxième, de réalité : la réalité de la grâce.

L’Église et la grâce (v. 21-35)

Et justement, la deuxième chose que ce texte nous apprend (v. 21-35), c’est que dans l’Église, il doit y avoir abondance de grâce. C’est intéressant, parce que l’apôtre Pierre a bien interprété les paroles de Jésus qui dit que le péché est une réalité dans l’Église, et qu’il faut s’en préoccuper avec amour et miséricorde en vue de ramener le croyant qui se serait égaré. Et donc quand Pierre demande à Jésus s’il doit pardonner à son frère jusqu’à sept fois, pour Pierre ça veut dire pardonner beaucoup ! Et Jésus lui répond : « Non Pierre, tu ne dois pas pardonner beaucoup, mais extrêmement beaucoup ! Tu penses devoir faire grâce souvent ; fais-le encore plus souvent ! »

Et ensuite (v. 23-35) Jésus raconte cette fameuse parabole du serviteur impitoyable : c’est l’histoire d’un homme qui obtient de son seigneur une remise de dette énorme et totale, mais qui ne veut pas, ensuite, se montrer patient envers un ami qui lui doit juste quelques euros. Cet homme impitoyable, d’après Jésus, fait preuve d’une extrême ingratitude et d’une extrême méchanceté, tout à l’opposé de ce que devraient faire les chrétiens. Pour Jésus, les chrétiens sont en position de pardonner abondamment, parce qu’ils savent qu’ils ont été abondamment pardonnés. C’est pourquoi, donc, dans l’Église, il doit y avoir abondance de grâce.

Évidemment, il n’y a pas de meilleure illustration de ce point que la parabole de Jésus lui-même. Quel est notre problème, donc ? Pourquoi nous est-il difficile de pardonner ? C’est parce que nous mesurons mal ce que Dieu nous a pardonné. Et si nous mesurons mal ce que Dieu nous a pardonné, c’est bien souvent parce que nous mesurons mal ce qu’est le péché.

Je suis allé chez le médecin il y a quelques semaines, et j’étais en train de lire tranquillement un livre dans la salle d’attente, lorsqu’un un vieux paysan bien de chez nous arrive et s’assoit à côté de moi. Ses vêtements étaient très sales, et dès qu’il s’est approché, une odeur infecte a pénétré mes narines, au point où je n’arrivais presque pas à respirer. J’ai essayé de détourner un peu ma tête pour trouver de l’oxygène, mais l’odeur était si putride que je pensais que j’allais peut-être devoir sortir de la pièce. Heureusement je n’ai pas eu à attendre très longtemps avant que le médecin m’appelle. Peut-être que vous avez déjà été dans une situation similaire. En tout cas cette odeur nauséabonde, pestilentielle, qui m’a agressé les poumons, ce n’est rien comparé à l’odeur de notre péché aux narines de Dieu.

Ce n’est pas très sympa de dire ça aux gens, mais c’est ce que dit la Bible. Il n’y a pas d’exception : tous les hommes sont, par nature, absolument répugnants aux yeux de Dieu. Pourquoi, parce qu’ils ont craché au visage de Dieu en lui tournant le dos et en choisissant de vivre indépendamment de lui alors qu’il les a créés. Et donc le péché, d’après la Bible, c’est l’offense des hommes à l’encontre de Dieu ! Et parce que Dieu est infiniment saint, notre péché est infiniment grave, et nous sommes infiniment sales et puants spirituellement.

Mais Dieu s’est approché des hommes en la personne de Jésus, pour nous prendre dans ses bras et nous étreindre malgré notre odeur de mort, et pour échanger nos vêtements souillés contre la robe blanche de sa justice. Jésus en effet a payé le prix infini de nos péchés en agonisant sur la croix à notre place. Il est mort et ressuscité pour nous, pour que nous soyons pardonnés de nos péchés et réconciliés pour toujours avec Dieu. Non seulement ça, mais étant vivant aujourd’hui, Jésus compte maintenant nous réparer dans notre nature humaine, corriger nos dysfonctionnement petit à petit, notamment par les moyens de grâce qu’il a mis à notre disposition, parmi lesquels se trouve l’Église, et la discipline qu’elle est chargée d’exercer avec patience, prévenance et magnanimité. Et avec grâce !

Mais vous voyez, il y a là un cercle vertueux : il faut commencer par prendre la mesure de la gravité du péché dans notre vie, parce que ça permet ensuite de prendre la mesure de l’abondance de la grâce de Dieu envers nous, ce qui nous permet enfin de faire grâce abondamment à notre tour. Et donc dans l’Église, on devrait être décomplexé par rapport à la réalité du péché. Oui, le péché abonde dans ma vie, dans ta vie, dans la vie des gens qui viennent et qui s’intéressent à la foi chrétienne. Mais on peut en parler sans hypocrisie, sans honte, sans peur, parce que si le péché abonde, la grâce, elle, surabonde. À l’inverse, dans les églises où on ne parle pas de péché, il devient impossible de parler de la grâce, et si on ne parle pas de la grâce, on ne parle pas de l’Évangile. Et là où il n’y a pas d’Évangile, il n’y a pas de salut, il n’y a pas de remède aux dysfonctionnements des hommes, il n’y a pas d’espoir, tout simplement.

Alors j’en reviens à la question du début, que pose l’Église protestante unie en introduction à sa décision sur la bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe : « Comment accompagner nos contemporains au plus près de leurs existences, dans leurs joies et dans leurs peines, dans les chemins qu’ils choisissent et ceux qu’ils subissent, dans leurs alliances et leurs séparations, pour leur permettre d’entendre une bonne nouvelle qui donne sens et saveur à leur vie tout entière ? »

Comment faire pour que les gens qui sont de droite ou de gauche, savants ou analphabètes, mariés ou divorcés, hétéros ou homos, prostituées ou toxicomanes, pour que ces gens soient accueillis, aimés et édifiés dans l’Église ? Comment offrir la vérité et l’espérance chrétienne à tous ces gens, sans repousser la brebis égarée et sans être une occasion de chute pour ceux qui voudraient s’approcher de Dieu ?

Partout où il y a des gens, il y a le péché, et dans l’Église, il y a le péché, et donc la question était : est-ce qu’il y a une spécificité chrétienne aux relations entre des pécheurs, qui fait que l’Église va quand même incarner la détermination de Dieu à accueillir et à « sauver ce qui est perdu », mais sans pour autant appeler bien ce qui est mal ?

Eh bien la réponse de ce texte, on l’a vu, c’est une réponse décomplexée, et j’espère que nous pouvons tous la prendre à notre compte : Quand on est dans l’Église, on n’arrête pas pour autant de faire le mal ; mais au moins, on se soigne. Il ne faut pas faire semblant que le péché n’existe pas, ou que ce qui est péché n’est pas péché, mais il faut, dans l’Église, être sensible à cette réalité, en prendre la mesure, et y répondre en fonction de ce que la Bible dit à ce sujet. L’Église a pour rôle notamment d’apporter une réponse au péché dans la vie des croyants, par ses exhortations, par ses admonitions et par ses corrections.

De plus, en prenant la mesure de cette réalité qu’est le péché, on prend aussi la mesure de cette autre réalité qu’est la grâce surabondante et efficace de Dieu, manifestée envers nous en la personne et l’œuvre de Jésus. Dans l’Église donc, on ne va pas fermer les yeux au péché, mais on ne va pas non plus se montrer impitoyable envers les pécheurs. On va plutôt présenter à tous ce que Dieu nous présente : la possibilité d’être pleinement pardonnés de nos péchés, d’être réconciliés avec Dieu, d’être transformés progressivement sous l’effet de sa grâce, et de refléter cette grâce à notre tour en pardonnant abondamment aux autres.

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