Peut-être que ça fait un moment que vous vous tâtez et que vous vous demandez si l’achat d’un ou deux esclaves serait un bon investissement pour votre famille. Ou bien peut-être que vous avez le projet de vendre une de vos filles comme esclave à un ami de l’église, et vous vous demandez quelles sont les obligations auxquelles votre acquéreur devra se plier. Ou bien peut-être que vous avez offert une femme esclave à votre fils pour son anniversaire, mais qu’elle ne lui plaît pas, et vous vous demandez si vous pouvez l’échanger contre une autre, ou vous faire rembourser.
Si c’est le genre de questions que vous vous posez en ce moment, vous avez vraiment bien fait de venir aujourd’hui, parce que c’est précisément à ce genre d’interrogations que répond le texte que nous allons lire et étudier ensemble cet après-midi !
Dans la Bible, on a parfois des passages dont la pertinence pour notre temps n’est pas, disons, évidente. Et manifestement, c’est le cas du passage d’aujourd’hui, qui fournit des règles censées encadrer la pratique de l’esclavage… alors que mercredi dernier (10 mai), c’était, dans notre pays, la « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition ». Peut-être qu’il faut sauter tout simplement ces quelques versets, et passer directement à la suite, puisqu’on n’est plus concerné ! Mais j’espère que vous allez voir que malgré tout, ce passage a une grande pertinence pour nous aujourd’hui.
Il faut comprendre que lorsque la Bible parle de l’esclavage, elle parle de la relation entre deux classes de personnes situées à des endroits très différents de l’échelle sociale. Et donc ces passages nous permettent de comprendre, au-delà de la question précise de la relation entre les maîtres et les esclaves ou les serviteurs, ce que Dieu pense plus généralement de la relation entre les plus puissants et les moins puissants dans la société, tout particulièrement dans la communauté de l’Église.
Et donc ce passage nous concerne, dans la mesure où il y a parmi nous des patrons et des employés, des cadres et des ouvriers ou des stagiaires, des personnes aisées et des pauvres, des parents et des enfants, des personnes valides et des handicapés, des gens bien-portants et des malades, des jeunes et des vieux, des Français et des immigrés. C’est le cas ? Alors écoutez bien ce que Dieu veut nous dire aujourd’hui concernant la relation entre ces différentes classes de personnes, et rappelez-vous que nous sommes dans une section du livre de l’Exode où Dieu veut montrer à son peuple en quoi la vie des croyants doit se distinguer de la vie des non-croyants.
Et voici ce qu’il veut nous faire comprendre ici : c’est qu’en tant que chrétiens, nous sommes censés défendre l’intérêt des plus gens qui sont plus vulnérables que nous. Voyons comment ce texte nous en parle.
La première chose que je voudrais vous faire remarquer à partir de ce texte, c’est qu’aux yeux de Dieu, même les plus fragiles d’entre nous ont une extraordinaire dignité.
Vous vous dites peut-être que c’est évident. Mais à l’époque où ce texte a été écrit, il faut comprendre que les esclaves étaient considérés comme des objets. Dans le monde antique, les esclaves étaient moins que des êtres humains ; ils étaient la propriété de leur maître, qui pouvait faire d’eux strictement ce qu’il voulait.
Mais ici, dans ce texte, nous avons des dispositions qui sont censées encadrer la relation entre les maîtres et les esclaves, et ces dispositions sont extrêmement choquantes, non pas parce qu’elles nous donnent l’impression que la Bible concède le principe de l’esclavage, mais au contraire parce qu’elles établissent une protection pour les esclaves. La loi d’Israël attribue des droits aux esclaves ! Le droit de partir libre après six ans de service ; le droit de partir avec sa femme s’il était marié avant de devenir esclave ; le droit pour les femmes esclaves d’épouser un non-esclave ; et le droit pour elles d’intégrer pleinement une maisonnée avec tous les privilèges que cela comporte, et d’être légalement protégée en cas de répudiation. Toutes ces dispositions font passer la loi de Dieu, et la loi d’Israël, pour un programme politique extrêmement progressiste à cette époque !
En lisant ce genre de texte, nous avons tendance à être choqués, mais pas pour les bonnes raisons. En fait, ce qui est extraordinaire, ce n’est pas qu’il y a des esclaves dans le monde antique, mais c’est que les esclaves en Israël ont une dignité, qui est celle, en fait de tout être humain. Et nous devons donc apprendre à reconnaître chez tous les êtres humains cette dignité. Les êtres humains, même les plus fragiles, les plus vulnérables, sont l’image de Dieu (Gn 1-2), et nous devons cultiver le réflexe de les voir avec les yeux de Dieu.
Des réflexes, nous en avons besoin parfois lorsque nous conduisons une voiture. Et imaginez que vous êtes au volant de votre voiture, et que vous prenez un virage assez serré, et qu’à la sortie du virage vous vous retrouvez nez-à-nez avec deux obstacles, et vous comprenez instantanément que vous allez devoir percuter l’un ou l’autre de ces obstacles. Il n’y a pas d’alternative. Vous avez une fraction de seconde pour tourner le volant dans un sens ou dans l’autre. Et imaginez que l’un de ces obstacles, c’est votre amoureux(se), tandis que l’autre, c’est un bac à ordures. Facile d’avoir le bon réflexe. Mais imaginez que l’un des obstacles, c’est un voisin que vous ne connaissez pas très bien, tandis que l’autre, c’est votre Lamborghini de collection que vous avait offert votre grand-père. Imaginez que la décision que vous devez prendre en une fraction de seconde, ce soit de percuter votre pire ennemi, ou le chien qui a été votre fidèle compagnon depuis dix ans. Quel sera votre réflexe ?
Ce que la Bible nous rappelle ici, c’est que même un esclave vaut plus qu’un chien. Parce qu’un esclave est un être humain, et à ce titre, comme tous les êtres humains, il est doté d’une dignité extraordinaire, parce qu’il est l’image de Dieu.
À chaque fois que vous avez en face de vous une vie humaine, vous avez quelque chose en face de vous quelque chose d’extrêmement précieux, et cette vie doit être traitée avec la plus grande précaution et le plus grand respect. C’est pourquoi, d’ailleurs, la véritable traite humaine (le trafic d’êtres humains, l’esclavagisme) est interdite dans la loi de Dieu, juste quelques versets plus loin (v. 16). C’est aussi pourquoi certaines lois dans l’Ancien Testament sont particulièrement sévères lorsqu’elles concernent l’atteinte à l’intégrité ou à la dignité des êtres humains.
La deuxième chose qu’on doit remarquer dans ce texte, c’est que Dieu est pour la réhabilitation de ceux qui sont devenus faibles et vulnérables.
On voit dans notre passage que les dispositions de la loi de Dieu favorisent le rétablissement des esclaves dans la société. Alors il faut comprendre que les esclaves dont il est question ici, ce ne sont pas des gens qu’on est allé chercher en Afrique, et qu’on a arrachés à leurs familles et à leur pays pour les exploiter jusqu’à ce que mort s’en suive. Il s’agit plutôt de gens qui sont tombés dans la précarité et qui, pour s’en sortir, ont été pris comme serviteurs par un maître qui en avait les moyens. De même, lorsque des parents vendaient leur fille comme esclave, ce n’était pas pour la punir, ou pour se faire de l’argent, mais c’était pour donner à leur fille un avenir, une véritable sécurité matérielle et sociale qu’ils étaient incapables de lui donner.
Et ce qui est intéressant, c’est que les dispositions de la loi, ici visent le rétablissement de ces gens qui ont été contraints à une forme d’esclavage en raison des difficultés de la vie. L’esclave sera libre la septième année ; il aura pu, on l’espère, rembourser ses dettes, peut-être apprendre un métier, il aura peut-être eu des enfants pendant son service, il aura consolidé sa maisonnée et sera mieux équipé pour retrouver la place d’un homme libre dans la société. Les femmes esclaves de même, soit intègrent pleinement la maisonnée où elles servent (par le mariage), soit sont « rachetées » par leur famille (c’est-à-dire rétablies). Dans tous les cas, la loi vise la sortie de la précarité et le rétablissement des esclaves (c’est-à-dire des gens les plus vulnérables de l’époque) dans la société.
En réfléchissant à cette réalité, cette semaine, je me suis dit que cette idée de la réhabilitation, c’est quelque chose qui ne nous vient pas facilement. Personnellement, je constate dans ma vie que la société de consommation m’incite à acheter quelque chose, à l’utiliser autant que possible et le plus longtemps possible, à « l’exploiter » en quelque sorte, jusqu’à ce que cette chose soit tellement usée ou tellement abîmée, qu’il ne me reste plus qu’à la jeter et à la remplacer. Avec le développement de la technologie, on parle même de fabricants qui programment la fin de vie de leurs appareils, justement pour inciter les consommateurs à les remplacer avec un modèle plus récent ; on appelle cela « l’obsolescence programmée ». Honnêtement, c’est vrai que lorsqu’un appareil est abîmé, et qu’on est sorti de la période de garantie, il nous est souvent beaucoup plus pratique de jeter l’appareil à la poubelle et d’en racheter un autre, plutôt que de faire face à un certain nombre de contraintes qu’entraînerait la démarche de faire réparer l’appareil.
Les Israélites étaient certainement tentés de considérer leurs esclaves comme ça aussi, puisque c’était bien de cette façon que les esclaves étaient traités chez les nations environnantes. C’est bien comme ça qu’ils avaient été traités eux-mêmes en Égypte. Mais Dieu ne veut pas que son peuple reproduise cette façon de faire. Puisque même les gens les plus fragiles de la société ont une extraordinaire dignité en tant qu’images de Dieu, nous devons défendre cette dignité, et chercher à réhabiliter ces gens, chercher à les rétablir dans la société.
Mais la réalité, c’est que nous aussi, aujourd’hui, nous sommes tentés de voir les gens les plus vulnérables autour de nous, comme étant obsolètes, ou presque. « Oulà, celui-là, c’est un cas désespéré, on ne peut plus rien faire pour lui » ; « Celui-là, il a dilapidé son argent bêtement, maintenant il est dans la misère, ben tant pis, je vais pas me démener pour lui ».
Hier j’étais à Montauban pour le synode de notre union d’églises, qui se déroulait dans les locaux d’une maison de retraite, et à un moment donné, j’étais assis dans un couloir en train de préparer cette prédication, et une vieille dame s’est approchée de moi, toute titubante, et m’a dit : « Mais pourquoi on nous emprisonne ici ? Il faudrait quand même que quelqu’un prévienne ma fille ! ». J’avoue que j’ai été très ému de constater la solitude de cette dame.
Et c’est vrai que nous ne savons pas très bien nous occuper de nos parents âgés, et notre société d’ailleurs tend subtilement à les faire passer pour des fardeaux, pour des gens qui ont fait leur temps, et maintenant qui ne servent plus à rien. C’est la même chose avec les handicapés, on se dit inconsciemment que s’ils n’étaient pas là, ce serait quand même plus pratique, et on se dit la même chose concernant les migrants, et les SDF, et les jeunes des banlieues, etc. Mais Dieu ne veut pas les faire disparaître, ces gens-là, il veut les réhabiliter.
Et il veut que qu’en tant que croyants, nous reflétions dans notre vie et dans notre service, cette volonté de Dieu. Bien sûr, nous ne pouvons pas matériellement offrir à tous les démunis, à tous les vulnérables, ce dont ils ont besoin. Mais nous pouvons au moins refléter cette volonté de Dieu par nos paroles, par notre sollicitude, par certains de nos investissements en temps et en argent, sachant que l’ultime réhabilitation des êtres humains se trouve dans la résurrection future destinée à ceux qui sont attachés à Jésus par la foi.
Enfin la troisième chose que je veux vous faire remarquer dans ce texte, et c’est peut-être encore le plus « choquant », c’est la façon dont Dieu veut subvertir (ou révolutionner) le rapport entre les classes sociales.
Est-ce que vous avez remarqué aux versets 5-6 que la loi prévoyait un scénario « ridicule » où l’esclave aurait envie de demeurer au service de son maître toute sa vie ? C’est complètement inouï ! Mais ce que Dieu nous montre ici, c’est que selon lui, le maître devrait chercher à être si bienveillant envers son esclave que celui-ci voudra rester auprès de lui, non seulement volontairement, mais en plus, définitivement ! Cette idée, bien sûr, est complètement… révolutionnaire, puisqu’elle retourne complètement sur elle-même la fameuse lutte des classes, où les gens inférieurs, non seulement veulent se libérer de la servitude des gens supérieurs, mais veulent aussi prendre leur place.
Imaginez un syndicaliste d’extrême-gauche à qui l’on chercherait à expliquer que les conditions de travail peuvent, en principe, devenir d’une telle qualité que l’existence même des syndicats deviendrait inutile, et que personne n’aurait même envie de demander des augmentations de salaire ou des nouveaux droits sociaux. Impossible ! C’est le rôle du syndicaliste de demander des augmentations de salaire ! Comme le dirait peut-être Nathalie Artaud, il est impossible qu’un patron soit bon ; les chefs d’entreprise sont par nature des méchants qu’il faut affronter ! Les gens qui gagnent plus de 4000 euros sont forcément des vilains et des voyous.
Mais ce n’est pas ce que nous fait comprendre Dieu dans ce texte. Non, pour lui, le plus important ici-bas, ce n’est pas qu’il y ait ou non des riches et des pauvres, ce n’est pas même qu’il y ait ou non des maîtres et des esclaves, mais c’est plutôt la relation qui existe entre les deux. Et pour Dieu, l’idéal c’est que le maître soit si bon envers son esclave que ça ne gêne plus l’esclave d’être un esclave. Non, c’est mieux encore : que l’esclave soit heureux d’être l’esclave de son maître. Dieu veut que les plus puissants contribuent au contentement des moins puissants au sein de son peuple.
Évidemment, ce que cela veut dire pour nous, c’est que nous devons faire tout notre possible pour que les gens les plus fragiles autour de nous, surtout dans notre famille et dans notre église, ne vivent plus leur situation de fragilité ou de vulnérabilité comme une souffrance. Est-ce que par mon indifférence, ou par mes mauvais choix et mes mauvaises priorités, je contribue à ce que cette personne âgée ait l’impression d’être un fardeau pour la société ? Est-ce que j’ai une responsabilité dans le fait que ce malade, ou cette personne handicapée, a l’impression d’avoir perdu sa dignité en tant qu’être humain ? Qu’est-ce que je fais pour que cette personne de mon entourage puisse trouver le contentement, même dans sa situation de pauvreté matérielle ?
Vous voyez que Dieu porte un regard particulier sur la relation entre les plus puissants et les moins puissants dans la société et tout particulièrement dans son Église. On a vu que pour Dieu, tout être humain, indépendamment de sa situation sociale, a une extraordinaire dignité ; on a vu aussi que pour Dieu, en en raison de cette dignité, tout être humain est appelé à être racheté et restauré, ou rétabli, dans la société. Et on a vu enfin que pour Dieu, le rapport entre les classes sociales doit être révolutionné de telle sorte qu’elles ne disparaissent pas forcément, mais que les moins puissants trouvent le contentement dans leur situation (notamment parce que les plus puissants exerceront une bienveillance exceptionnelle à leur endroit).
Mais je sais que personnellement, j’ai tendance à faire tout l’inverse de ce programme. Qu’est-ce qui peut changer mon cœur, et changer mon regard sur les personnes les plus fragiles, et qu’est-ce qui peut augmenter ma compassion et ma motivation à rechercher et à défendre l’intérêt de ces gens qui sont plus vulnérables que moi ? La réponse : c’est la personne et l’œuvre de Jésus-Christ. Parce que tout ce qu’on a vu aujourd’hui est réalisé par excellence, et de manière emblématique, dans l’Évangile (qui est la bonne nouvelle de la venue de Jésus et de son œuvre).
Que nous dit cet Évangile ? C’est que malgré notre péché, notre chute, nous avons tous en tant qu’êtres humains une extraordinaire dignité qui a été préservée, car nous sommes créés à l’image de Dieu. Le pire des pécheurs vaut mieux qu’un légume ou qu’un animal. Et c’est pourquoi Dieu est venu par Jésus-Christ dans la chair d’un homme et pas dans la peau d’une banane ou d’une girafe. Et il est venu pour nous sauver. Il a donné sa vie comme prix de notre salut, de notre pardon, de notre réconciliation avec Dieu et de notre… réhabilitation éternelle ! Si nous plaçons notre foi en lui, Dieu nous rachète pour nous rétablir. Il déverse son Saint-Esprit chez le croyant pour l’aider à marcher selon ses voies ; il nous corrige et nous conduit dans notre vie chrétienne, et en fin de compte, il va pleinement nous guérir, nous restaurer et même nous glorifier !
Et tenez-vous bien : parce que Dieu a fait ça pour nous à un si grand prix ; parce qu’il nous a manifesté une telle bienveillance, nous avons maintenant, naturellement, envie de lui appartenir et de le servir pour toujours. Parce qu’il nous a prouvé sa bienveillance, nous voulons à notre tour être ses esclaves (cf. Rm 6), esclaves de Dieu, esclaves de Christ, esclaves de la justice.
Le livre de l’Exode, comme le livre de notre vie, c’est le récit d’une délivrance opérée par Dieu, mais ce n’est pas juste ça. Dieu a délivré son peuple, mais ce n’était pas pour que son peuple fasse ce qu’il veuille ensuite. Et il nous a délivrés de nos péchés, mais pas pour que nous puissions faire n’importe quoi maintenant. Le récit de l’Exode et le récit de notre vie en tant que croyants, c’est le récit d’un transfert d’allégeance. Nous étions asservis au péché, comme les Israélites étaient asservis à l’Égypte, et maintenant Dieu nous a rachetés pour lui-même. Il nous a rachetés pour que nous le servions plutôt que le Pharaon ou le péché.
Et parce que Dieu nous a manifesté un tel amour, que pourrions-nous faire d’autre que de nous engager de tout cœur à son service, pour toujours et avec une infinie reconnaissance ? C’est par le rappel de ce précieux Évangile, que nos cœurs peuvent changer, et que notre regard sur autrui peut changer, et que nous pouvons trouver la motivation profonde pour faire ce que Dieu nous demande.